Partager la recherche et l'innovation

On parle de nous 26 February 2020

Si les constructeurs automobiles comptent parmi les plus grands investisseurs dans la recherche et le développement (R&D) et l'innovation, les transporteurs restent encore timides en la matière. Mais cela change. De nombreuses entreprises pratiquent une "innovation du quotidien" sur le terrain. Certaines systématisent la démarche en désignant un responsable ou un service interne. D'autres, encore, entretiennent un partenariat à long cours avec un constructeur pour mettre au point et tester de nouveaux matériels, s'investissent dans des groupes professionnels "prospectifs", voire s'associent entre confrères avec des chercheurs... les enjeux, environnementaux et numériques notamment, incitent à l'action.

L'innovations'incrit au coeur du prochain SITL, en mars, de même qu'elle a fait les belles heures du dernier Solutrans, en novembre 2019 à Lyon. Les constructeurs automobiles et équipementiers, tous types de véhicules confondus, sont les premiers investisseurs dans la R&D, lui consacrant 57,4 milliard d'euros en 2017 en Europe, soit 28% du total des investissements, loin devant la pharmacie (19%). Dans lr mêmr contexte de transition climatique, de révolution numérique, comment les transporteurs abordent-ils, eux, l'innovation et la recherche?

anticiper les contraintes

Quelques-uns s'y mettent, mais une grande majorité résiste à certaines innovations.Malgré la loi qui autorise la E-CMR (lettre de voiture électronique) depuis 1999, "99% des échanges en Europe s'effectuent sur le papier", selon Thierry Grumiaux, expert de GSI. Côté carbujrant, "les véhicules hors diesel représentent moins de 3% des immatriculations en France, remarques Clément Chandon, directeur du développement des énergies alternatives chez Iveco France. Il n'est pas évident pour les transporteurs de se lancer dans des innovations alors qu'ils jonglent entre règlements et concurrence. Mais d'autres contraintes s'annoncent, dans les grandes villes. Aparis , un consencus prévoit qu'il n'y aura plus de diesel en 2024. Ceux qui n'auront pas encore testé d'autres solutions, devront passer à de nouvelles énergies sans le recul de l'expérimentation."

Même approche pour Denis Bertin, directeur général opération et développement des Transports Perrenot, dont 10% des 5000 véhicules, roulent au GNV (en Iveco):"L'innovation permet d'anticiper les nouvelles règles avec la baisse imposé des émissions de CO2 dans les zones franches urbaines de Lyon ou Paris." A Strasbourg aussi, rappelle Angélique Vogler, des transport éponymes- 8 poids lourds en 44 tonnes-, il faut se préparer au passage en zone à faibles émissions de l'Eurométropole: "Notre profession est en pleine mutation, estime-t-elle. L'écologie ou les nouvelles technologies peuvent mettre en péril une entreprise qui ne les prendrait pas en considération". Mais, complète la dirigeante qui a obtenu le label Objectif CO2 en 2016, "si nous travaillons dans le détail les performances de nos véhicules, c'est avant tout parce que le "vert", comme la sécurité, est inscrit dans nos gènes". Une question d'ADN ? 

Innover s’impose « au cœur du business » de Redspher (650 salariés, ex-Flash Europe International), renchérit Quentin de Madre, directeur de la communication du groupe de logistique et transport à la demande, qui possède une petite flotte, opère beaucoup, à l’origine, dans la commission de transport et évolue vers un fonctionnement exclusif en plateforme. « Cette perspective nous oblige à traiter les données toujours plus vite, intuitivement, pour nous recentrer sur la relation client », ajoute-t-il.

Innover, entre prose et état d’esprit

Pour Élisabeth Charrier, de la FNTR, « les entreprises de transport innovent souvent comme M. Jourdain, chez Molière, faisait de la prose sans le savoir. Un exploitant, un cadre ou un conducteur donnent l’idée de modifier un matériel ou une organisation, mais là où Michelin, Renault, XPO Logistics ou STEF ont un service dédié, le petit ou moyen transporteur contacte un prestataire ou demande à un mécanicien de fabriquer un prototype. Il ne se rend pas forcément compte qu’il innove. »

Dans le groupe Dupessey (600 salariés), Romain Guillot, directeur général délégué, estime « ne pas avoir la prétention d’innover en permanence ». Mais il reconnaît que « les enjeux stratégiques du groupe, tels la protection de l’environnement et le bien-être des salariés, l’incitent à développer de nouvelles idées », en développant, par exemple, des matériels plus polyvalents avec Fruehauf et Libner. Ou en peaufinant une démarche ISO 50001 pour la maîtrise de l’énergie. Ou encore en organisant en mars un I-Day (voire encadré) à l’occasion duquel chaque salarié proposera ses idées innovantes. Voglertrans, qui a déjà testé l’eCMR (en lien avec la FNTR), a commandé, expérimenté, puis adopté des véhicules à chargement vertical, plutôt rares. L’entreprise s’inscrit, dès qu’elle le peut, dans des démarches de réflexion. L’innovation découle aussi, selon sa dirigeante, « d’une grande curiosité et de l’envie de trouver de nouvelles solutions. Notre objectif est aussi de s’orienter vers des marchés de niche ».

Une appétence similaire chez Provence Astouin, où Jean-Yves Astouin, le P-dg, dit « se poser des questions au quotidien pour trouver de meilleures idées ». Il y a deux ans, le chef d’entreprise a fait poser des ombrières sur son parking pour générer de l’électricité. Non seulement l’équipement produit de l’énergie mais, en refroidissant les frigos, il aide à réduire la facture énergétique de 25 % tout en limitant le bruit. « Pour cela, ajoute l’entrepreneur, il fallait se lancer, tester, mesurer, rester à l’écoute des salariés et même de nos voisins, qui ont constaté la diminution du bruit ! » Un souci quasi scientifique. Innover, changer les choses, c’est d’abord un état d’esprit pour ceux qui se prêtent au jeu, « avec une volonté d’être toujours à la pointe, en quête de nouveauté », note Denis Bertin, chez Perrenot. « Une ambition de toujours faire mieux », complète Thibaut Bacquet, responsable HQSE du groupe Houtch, qui s’est doté dès 2001 d’un poste consacré à la qualité puis à la sécurité et à l’environnement. Or, note le responsable HQSE, « ce poste permet d’avoir en interne, en lien direct avec la direction, une personne qui prend du recul et replace les faits dans la perspective des enjeux de fond ». Un terreau idéal pour l’innovation.

Mode collaboratif

En interne, chez Perrenot, l’innovation passe par « une sensibilisation de tous les services, du comité de direction à la technique, du contrôle de gestion à la conduite. Nous valorisons nos équipes en plaçant entre leurs mains du matériel de qualité, en les formant et en les associant aux tests ». Aux Transports Houtch, « on fonctionne beaucoup en mode projet, chaque responsable étant en veille sur sa partie », pointe Thibaut Bacquet.

Jean-Yves Astouin, qui s’appuie sur ses équipes, apprécie de participer aux réflexions de la FNTR, sur les véhicules autonomes, notamment. « Ces groupes associent des PME et des groupes, des constructeurs et des chercheurs, explique-t-il. C’est enrichissant et ça nous permet d’exprimer notre approche de terrain. Ainsi, je demande ce que l’autonomisation peut nous apporter au quotidien. Des outils d’aide à la manœuvre, par exemple ? Ou des équipements d’analyse prédictive de la hauteur d’un pont ? Ce serait des outils concrets, plus rapides à mettre en œuvre, pour nous, qu’un camion autonome ». L’union fait la force, aussi, pour Angélique Vogler. Impliquée dans des travaux de la FNTR, la dirigeante participe, depuis deux ans, aux tests du cargo community system (CCS) Ci5, qui connecte les acteurs du port de Strasbourg afin de tracer leurs marchandises. Dans ce cadre, Voglertrans pilote les tests, en avant-première, des fonctions destinées aux transporteurs terrestres. Telle une fonction Waze Transport qui, expose la chef d’entreprise, « mesure les temps de passage portuaire/ aéroportuaire et des terminaux, afin d’obtenir des statistiques fiables et automatiques ».

Le fonctionnement en partenariat, propre à l’innovation ou à la recherche, instaure aussi entre les transporteurs et les constructeurs un dialogue au long cours, collaboratif le plus souvent. Le groupe Houtch collabore étroitement avec Renault Trucks depuis 2016 pour la mise au point de camions au gaz qui correspondent à leur demande.

Dialogue constructeur-transporteur

« Nous souhaitions notamment un temps de remplissage réduit et une autonomie portée à 800 km », précise Thibaut Bacquet. D’ici à 2021, le groupe doublera sa flotte de camions au GNV, la portant à 80 véhicules. En parallèle, sur le territoire de son siège, à Fresnoy-le-Grand, l’entreprise a collaboré avec les acteurs locaux et GRDF pour ouvrir, à l’été 2018, une station au GNV qui devrait bientôt valoriser le gaz issu d’une unité de méthanisation. « L’innovation, c’est une histoire de partage », conclut Thibaut Bacquet. Dans un tout autre contexte, mais dans le même esprit de partenariat, Terry Agullo-Ponce, P-dg de TAP France (50 M€ en 2019, 500 salariés), fabricant d’emballages et d’équipements logistiques (qui collabore notamment avec Bert&You, voir page 25), affiche sa conviction. « Avec neuf usines de métallerie, une cellule de R&D et un bureau d’études, dit-il, notre spécialité est vraiment d’apporter la meilleure solution au client à partir de sa demande et en collaborant. Il nous arrive même de créer des passerelles entre ce qui se fait de plus innovant dans les différents secteurs, de la logistique, du retail, du transport. »

Le partenariat de Perrenot et Iveco s’est notamment tissé autour de la mise en place d’un premier véhicule au gaz il y a six ans (le groupe en compte aujourd’hui plus de 500). Parfois, la demande du transporteur engage la recherche, comme pour cette première toupie électrique, sortie en 2018, qui devait améliorer la distribution de béton au départ des centrales vers les chantiers. « Ce cahier des charges du transporteur appelait un travail à plusieurs, notamment avec le carrossier et le chargeur, rappelle Clément Chandon. Et nous avons travaillé autour d’une volonté commune, très motivante, d’être les premiers sur une technologie. » D’autres fois, c’est le constructeur qui propose un projet, comme le test européen de poids lourds à l’hydrogène, qui s’apparente plus à de la R&D qu’à une simple démarche d’innovation, car il porte sur la mise au point et l’expérimentation d’une technologie de rupture. « En 2020, nous définissons un produit adapté au marché européen, en lien avec le fabricant américain Nikola Motor et l’énergéticien Air Liquide, mais aussi avec les carrossiers et les transporteurs, dont Perrenot, détaille Clément Chandon. Avec ces derniers nous parlons déjà autonomie, simulations de consommation sur une tournée et nombre de pleins. » La livraison de prototypes et les tests sont prévus pour 2022… avant une commercialisation fin 2023.

Des données sur 800 000 km

La R&D, plus complexe et longue à mettre en œuvre que l’innovation, plus coûteuse aussi, est souvent le fait de grands du secteur, qui possèdent des ressources en interne. Ainsi, par exemple, XPO Logistics affiche un investissement annuel de 550 M$ dans l’innovation, avec une équipe internationale de 1 800 professionnels. Depuis l’automne, le géant mondial s’associe au programme de liaison industrielle, l’ILP (individual learning plan) du Massachusetts Institute of Technology (MIT). L’objectif, pour Mario Harik, chief information officer, est de « faire progresser la productivité tout en contribuant à l’avenir de la robotique, du machine learning et de l’ingénierie système ». Cette année, l’entreprise dévoilera au public son laboratoire d’innovation, épicentre des solutions technologiques pour ses clients, mais aussi pour les experts en logistique, étudiants, universitaires et start-up technologiques. À une tout autre échelle, des entreprises plus petites s’engagent dans des programmes de R&D. Elles détiennent moins de moyens, mais affichent des méthodes ambitieuses. Ainsi, Redspher, qui investit actuellement jusqu’à 3 % de son chiffre d’affaires (215,5 M€ en 2018) dans la R&D, consacre une équipe de trois ingénieurs à l’amélioration de ses process, algorithmes à l’appui. L’objectif, notamment, est de développer un natural language processing qui aidera les équipes à accélérer et fluidifier la prise de commande, ou affiner un outil d’analyse des prix en temps réel. Le groupe, sur les conseils d’un cluster en logistique, vient d’obtenir une subvention de l’État du Luxembourg, pour environ 25 % de sa dépense, au titre de l’innovation dans la logistique.

Enfin, en matière d’innovation et de R&D, l’expérience d’Equilibre ne manque pas d’audace, voire de panache. Depuis 2011, elle associe six transporteurs routiers de tailles diverses(2), avec des constructeurs, des chargeurs et des chercheurs de l’Institut français des sciences et technologies des transports (Ifsttar), dans une véritable étude scientifique. Cette étude, qui a reposé sur des mois de mesure en situation réelle, sur les routes, entre 2016 et 2018, visait notamment à comparer l’efficacité et l’impact CO2 de véhicules au diesel et au GNV. Au-delà des résultats, multiples, précis, qui vont dans le détail de l’exploitation, transporteurs et chercheurs se félicitent des surprises que l’étude leur a réservé, et de la richesse de leur partenariat.

« Cela nous a permis de nous réapproprier notre outil de travail, grâce à la recherche, analyse Pascal Mégevand. Nous nous sommes d’abord intéressés à la vision qu’un transporteur a d’un trajet, avant de considérer le moteur du véhicule ou les statistiques macro-économiques. » David Billandon, responsable HQSE de Sotradel, estime que « les chercheurs ont aidé les transporteurs à mesurer l’exploitation. Or, on ne peut améliorer que ce que l’on mesure. » Les chercheurs, qui apportaient à la démarche « une neutralité scientifique », selon Nour-Eddin El Faouzi, chef de projet et directeur du Laboratoire ingénierie circulation transports(3) (Licit), ont bénéficié en échange « de l’expérience des professionnels et d’un retour terrain inédit, avec des données recueillies sur 800 000 km en exploitation réelle. Les mesures ont par exemple objectivé des éléments tels que l’impact du vent sur la consommation, que les transporteurs connaissent bien. Nous nous sommes aussi aperçus que nous pouvions qualifier des aménagements au regard des émissions de CO2 qu’il générait, comme les ronds-points ».

Les transporteurs, de leur côté, ont appris à relativiser « la puissance d’un grand routier, que nous n’utilisons que 4 % du temps, note Pascal Mégevand. Ou l’impact du poids dans la consommation. Le choix du parcours se révèle capital ». Les professionnels se sont fait surprendre par l’importance des phases de manœuvre, « 10 % de la consommation se fait sur la zone du client, précise David Billandon. C’est un facteur à améliorer ».

Après ce premier travail, qui a « ouvert la voie à une autre approche de notre métier », selon Pascal Mégevand, Equilibre 2 démarre avant l’été, avec d’autres moyens, plus d’entreprises et de véhicules, mais dans le même état d’esprit « d’indépendance et de volonté d’innover, souligne le transporteur haut-savoyard. Une entreprise qui s’intéresse à la recherche et à l’innovation détecte plus efficacement les signaux faibles, qui deviennent un jour des blocages ».

FLORENCE ROUX